Etat de droit
L'étude du 29 septembre 2008
Le mois dernier nous avons vu Jean Valjean passer successivement d'une position de quasi-soumission, d'humilité et de fragilité extrême, à une position d'où il tira une très grande autorité personnelle (dont la source provient essentiellement, nous l'avons vu, de la partie institutionnelle de cette autorité). Nous allons voir à présent comment la situation s'inverse à nouveau, peu de temps après l'incident entre Jean Valjean et Javert à propos de Fantine.
Pour éviter qu'un innocent ne soit injustement condamné à sa place, Jean Valjean vient de se dénoncer lors
d'un procès comme l'ancien forçat récidiviste que l'on recherche. Fantine ne le sait pas encore, mais Jean Valjean va donc
se faire arrêter et l'on se doute bien que son statut de maire ne tient plus qu'à un fil. Javert vient en effet de recevoir
l'ordre d'arrestation, signé de l'avocat général, et savoure déjà sa revanche...
Alors que Jean Valjean est au chevet de Fantine, celle-ci aperçoit Javert qui vient d'entrer dans la pièce où ils se
trouvent. Fantine assiste donc à l'arrestation de Jean Valjean, hagarde :
Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire ; elle vit monsieur le maire courber la tête.
Il lui sembla que le monde s'évanouissait.
Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet.
— Monsieur le maire ! cria Fantine.
Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes les dents.
— Il n'y a plus de monsieur le maire ici !
Jean Valjean n'essaya pas de déranger la main qui tenait le col de sa redingote. Il dit :
— Javert...
Javert l'interrompit : — Appelle-moi monsieur l'inspecteur.
— Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en particulier.
— Tout haut ! parle tout haut ! répondit Javert ; on me parle tout haut à moi !
Jean Valjean continua en baissant la voix :
— C'est une prière que j'ai à vous faire...
— Je te dis de parler tout haut.
— Mais cela ne doit être entendu que de vous seul...
— Qu'est-ce que cela me fait ? je n'écoute pas !
Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et très bas :
— Accordez-moi trois jours ! trois jours pour aller chercher l'enfant de cette malheureuse femme !
Je payerai ce qu'il faudra. Vous m'accompagnerez si vous voulez. (...)
On le voit, la situation s'est bien inversée... Bien entendu Javert use et abuse de son pouvoir
avec perversité quand Jean Valjean, dans l'extrait précédent, se contente de l'exercer avec fermeté et bienveillance.
Mais cela on le sait déjà, ce n'est pas l'objet de la présente réflexion. Ce qui nous importe ici, c'est de voir
comment pouvoir et autorité sont intimement liés, comment ils se suivent l'un l'autre. Et que constate-t-on ?
Qu'il y a de ce point de vue une grande similitude entre les deux situations, dans le mécanisme
qui conduit à l'expression de l'autorité. On l'a dit, dans la scène précédente Jean Valjean commença par
rappeler les pouvoirs qui furent les siens avant d'exprimer une ferme autorité. Ici, Javert fait à peu près
la même chose ! (A ceci près qu'au lieu de mettre en avant son propre pouvoir, il souligne surtout la perte
de pouvoir de Jean Valjean, ce qui revient au même.) Il ne peut s'empêcher de saisir au collet
Jean Valjean en se justifiant ainsi : Il n'y a plus de monsieur le maire ici !
A la seconde où il comprend que Javert a reçu l'ordre de l'arrêter (en fait dès qu'il le voit), Jean Valjean perd
le pouvoir. Javert a désormais le droit avec lui. Et c'est sur cette seule base — le pouvoir
institutionnel récupéré, c'est-à-dire le plus grand des pouvoirs — qu'il peut à nouveau exercer son exécrable
autorité. Comme Jean Valjean deux mois plus tôt, Javert fait d'abord état de son pouvoir, indique d'emblée que l'état
des forces en présence est cette fois-ci en sa faveur, puis déploie toute son expression (bien à lui...) de l'autorité.
En résumé, quand le pouvoir institutionnel est du côté de Jean Valjean, Jean Valjean a l'autorité pour lui
(beaucoup plus que l'autorité en lui) ; et quand le pouvoir revient entre les mains de Javert, dans
cette main qui saisit, Javert reprend l'autorité. A l'instant où il n'est plus maire, Jean Valjean courbe à
nouveau la tête, n'essaye même pas de déranger la main qui s'abat sur lui, retombe dans la soumission,
l'humble sollicitation...
Son pouvoir perdu, son autorité s'en va.
Ainsi, Victor Hugo, le grand Victor Hugo nous démontre sous toutes les coutures, sous tous les
angles, que l'essence première de l'autorité est bel et bien le pouvoir et notamment le pouvoir institutionnel conféré par
le droit, par les textes législatifs et réglementaires. Tous ceux qui disent le contraire depuis vingt ans ou plus feraient
bien de relire Victor Hugo ! Toutes les autres sortes d'autorités non institutionnelles (autorité naturelle,
autorité du savoir, sans même aller jusqu'à cette absurde idée d'«
autorité contractuelle »...),
Victor Hugo, sans les nommer bien sûr, — puisque ce sont là des inventions récentes — nous prouve néanmoins
en filigrane qu'elles sont tout au plus accessoires et ne peuvent rivaliser avec l'autorité institutionnelle dans un
Etat de droit qui se respecte, ni même dans une ébauche d'Etat de droit, c'est-à-dire dans des contextes où se font
face représentants de l'autorité et usagers : par exemple Javert et Jean Valjean, ou encore nos
professeurs actuels et leurs élèves d'aujourd'hui...
Pourquoi être revenu à plusieurs reprises, depuis deux ou trois études, sur cette question du fondement de l'autorité ?
Parce que dans le contexte de l'école d'aujourd'hui cette question est devenue centrale, primordiale, incontournable !
Que se passe-t-il depuis les années 1980 au niveau des Bulletins Officiels de l'Education Nationale ? On
n'aura cessé de retirer du pouvoir aux professeurs. Et l'on refuse de reconnaître que, ce faisant, on leur a
détruit une bonne partie de leur autorité ! Or, ce déni conduit inévitablement à rechercher la solution au problème
de l'autorité à l'école dans des directions artificielles où on ne la trouvera jamais.
C'est comme chercher une aiguille dans des bottes de foin où il n'y en a point ! Ce type de « recherche »
est dès le départ vouée à l'échec ! Les dés sont pipés d'avance ! On a perdu avant même d'avoir commencé... C'est se
condamner à l'échec en dépensant toujours plus d'énergie et de crédits publics en pure perte.
En temps de paix, on appelle cela : jeter de l'argent par les fenêtres. En temps de guerre, on eût dit : nous mener tous
au désastre. Et à force de gâchis, il peut arriver parfois que 1929 aboutisse à 1939. On aimerait bien qu'un jour, avant
qu'il ne soit trop tard (avant qu'une guerre civile n'éclate en France), le peuple se lève pour dire : vingt ans
d'égarement cela suffit !
Dans Les Misérables — où l'Etat de droit laisse encore beaucoup à désirer... — Victor Hugo nous avertit donc : l'autorité institutionnelle est la plus forte, elle est en permanence victorieuse. Au début, Jean Valjean montre une attitude assez résignée, courbée (la tête toujours baissée), sans envergure, qui cède et qui s'éclipse, qui ne démontre guère d'autorité ; comme par hasard il n'a aucun pouvoir... Ensuite, face à Javert pour défendre Fantine, le même Jean Valjean fait une magistrale démonstration d'autorité ; comme par hasard il a le pouvoir suprême dans sa commune... Enfin, il perd son pouvoir institutionnel et redevient presque le Jean Valjean du début, se faisant saisir au collet par Javert sans protester, courbant la tête, suppliant... A l'instant où Jean Valjean perd son pouvoir institutionnel, il retrouve son attitude de soumission du début. Quelque autorité naturelle (ou autorité du savoir) qu'il puisse avoir, sans autorité institutionnelle, point de salut pour sa protégée. L'extrait précédent le démontre encore, qui débouche peu après sur la mort de Fantine.
Plus précisément, qu'aura apporté à Jean Valjean son autorité naturelle face
à l'autorité institutionnelle retrouvée de Javert ? Quelques minutes. Un tout petit peu de répit,
un minuscule sursis. Juste le temps d'accomplir les tout premiers gestes traditionnels envers
les morts, ici envers Fantine qui vient d'expirer :
Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut parvenu,
il se retourna, et dit à Javert d'une voix qu'on entendait à peine :
— Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.
Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait.
Il eut l'idée d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s'évader. (...)
Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front sur sa main, et se mit à contempler
Fantine immobile et étendue. (...)
Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l'arrangea sur l'oreiller comme une mère eût fait pour
son enfant, il lui rattacha le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma
les yeux. (...)
Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert :
— Maintenant, dit-il, je suis à vous.
La force physique de Jean Valjean, sa conscience morale, son autorité naturelle et intrinsèquement
acquise par les épreuves auront tenu Javert à distance le temps d'un adieu à la morte mais n'auront
pas pu empêcher le drame. Tandis qu'avec son pouvoir institutionnel de maire, Jean Valjean sauvait Fantine !
Tirons-en la leçon. Apprenons de Victor Hugo. Abandonnons la démagogie habituelle. Si l'on transfère cette leçon
dans le contexte de l'école d'aujourd'hui, le message d'outre-tombe que nous livre Victor Hugo est le suivant :
Face à l'adversité, face aux rapports de force inégaux, face aux luttes sourdes qui se jouent en coulisse, ce n'est pas avec une quelconque autorité naturelle que les professeurs d'aujourd'hui aideront le mieux leurs élèves ; non, c'est avec un pouvoir institutionnel suffisant — le droit de sanctionner à hauteur des fautes commises (et sans grande procédure sauf pour les plus fortes sanctions) — que les professeurs du primaire et du secondaire pourront le mieux répondre aux difficultés nouvelles de notre temps. Cessons d'imaginer naïvement que l'on peut redonner de l'autorité à un corps constitué sans lui redonner le pouvoir institutionnel qui va avec ! Il est vain de croire que nos professeurs des écoles, des collèges, des lycées, pourront trouver un surcroît d'autorité dans le seul développement de leur autorité naturelle ou d'une très théorique « autorité du savoir » qu'ils sont déjà censés avoir... L'autorité naturelle, dans ces cas-là, ne peut que limiter les dégâts de façon provisoire, c'est-à-dire dérisoire.
Quant à la mise en œuvre de ce nouveau pouvoir, de ces nouveaux moyens d'ACTION, rappelons-le encore et encore : le projet Etat de droit et ses nombreuses propositions de réforme de l'Education nationale ne visent pas à contrer une situation extrême pour retomber dans une autre situation extrême ! Etat de droit rejette autant le laxisme institutionnel que l'autoritarisme d'antan : chaque nouvelle once de pouvoir proposée est nécessairement encadrée par de fermes limites et d'importants garde-fous. Donnons simplement aux professeurs actuels, à l'instar de Jean Valjean maire, les quelques articles officiels qui leur permettront enfin d'affirmer haut et fort, via une légalité rééquilibrée, leur légitimité de fondateurs de la société future.
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J-Y Willmann © Etat de droit depuis 2006