Etat de droit
L'étude du 5 juin 2008
L'un des nœuds du problème, lorsque l'on souhaite évoquer l'éducation de
l'enfant d'aujourd'hui ou les problèmes d'autorité à l'école, c'est l'extrême instabilité du sens
des mots, c'est ce flou parfois délibérément entretenu, cette manie qu'ont certains de falsifier à l'envi les
définitions et donc le raisonnement. De surcroît, une autre façon de ne pas traiter sérieusement un problème
consiste à ne jamais prendre en compte une donnée pourtant fondamentale : l'intensité.
Ainsi va-t-on fréquemment sonder les Français en leur demandant : êtes-vous pour ou contre l'autorité à l'école ? Pour
ou contre la sanction à l'école ? Questions qui ne veulent rien dire en soi puisqu'il faudrait d'abord déterminer les
conditions d'exercice de ladite autorité à l'école, la nature et le niveau des sanctions à
l'école, les circonstances dans lesquelles elles sont prononcées, appliquées... Et avant même cela, il faudrait
déjà accepter qu'elles existent ! Nous sommes donc loin d'avoir réuni les conditions d'une discussion apaisée
où chacun parle la même langue. Il n'est qu'à voir comment on oppose encore l'obéissance à la désobéissance :
pour certains, la désobéissance serait devenue une valeur positive, synonyme du « rebelle »,
tandis que l'obéissance serait devenue méprisable voire détestable.
Ce mois-ci, nous allons donc évoquer la question de l'obéissance et
de la désobéissance — ou de la discipline et de l'indiscipline (ou stabilité / instabilité)
— que l'on considèrera comme un même phénomène dont l'intensité varie. Il s'agit de déterminer différents
niveaux d'obéissance ou désobéissance pour pouvoir comparer époques et situations à partir d'une
base commune, c'est-à-dire le plus objectivement possible.
Prenons l'exemple d'Albert Einstein : les magazines pour adolescents le présentent parfois comme quelqu'un d'assez
contestataire, pas très discipliné. Et c'est vrai que le jeune Einstein abhorrait la discipline à la prussienne.
Dans ce contexte il se montrait plutôt désobéissant. Du coup, certains faiseurs d'opinion y voient la
démonstration évidente des bienfaits de la désobéissance en général ! Sans trop chercher à affiner les
choses. Or, cette « désobéissance » d'Einstein n'avait rien à voir avec celle de certains
élèves d'aujourd'hui, et la Prusse de Bismarck rien à voir avec la France des années 2000. Pour bien
nous en rendre compte, entrons maintenant dans le vif du sujet :
Remarque : cette graduation est descriptive ; elle ne comporte pas de jugement moral.
OBÉISSANCE | DESCRIPTIONS (dans le contexte de l'école ou de la maison, hors niveau 1) |
Niveau 1 | Appelons ce niveau celui de la discipline professionnelle maximale. Il ne peut pas concerner les enfants (sauf à leur infliger une éducation d'une extrême rigueur). N'y sont normalement soumis que certains adultes à certains moments : le spationaute au cours d'une manœuvre, l'équipe chirurgicale pendant une opération délicate, le militaire professionnel en action, le pilote d'avion au moment du décollage ou de l'atterrissage, les musiciens durant un concert... |
Niveau 2 | Ce niveau-là, retranscrit dans le cadre de l'école, est celui de l'élève foncièrement obéissant qui ne se pose pas trop de questions (et n'en pose guère). Il est en général très poli, voire timide, s'efforce de bien faire et de respecter les règles de vie à l'école, sauf préoccupation passagère. Ce niveau d'obéissance n'est constatable qu'à partir de l'école élémentaire. |
Niveau 3 | Attitude globalement courtoise mais pas exempte de légères désobéissances, plutôt passives, voire d'une subtile insolence, non agressive à ce stade. L'état d'esprit se veut plutôt joueur (tests, petites épreuves de force...) et de plus en plus réfléchi : l'enfant commence à savoir ce qu'il refuse au fond de lui-même — sans l'exprimer trop ouvertement — mais aussi ce qu'il accepte. Ce niveau-là est donc celui de l'esprit critique, qui juge de la justesse des choses, qui peut vouloir changer l'ordre établi mais sans en enfreindre brutalement les règles. |
Niveau 4 | Etat instable, cyclique, où phases d'obéissance et désobéissances se succèdent. Les accès de désobéissance sont plutôt impulsifs, peuvent renfermer une certaine brutalité mais sans grand calcul. Ce stade est typiquement celui de la petite enfance. S'il concerne des enfants plus âgés ou des adultes, il peut prendre la forme d'une sourde contestation de l'autorité en place, plutôt implicite mais récurrente. L'autorité institutionnelle, pour l'emporter, doit rester ferme. |
DÉSOBÉISSANCE | DESCRIPTIONS (dans le contexte de l'école jusqu'au niveau 6) |
Niveau 5 | Ici, la désobéissance devient frontale, revendicative, commence à l'emporter sur l'obéissance, fait trembler les soubassements de l'autorité institutionnelle (encore que celle-ci peut s'être elle-même sabordée). Lorsqu'un groupe atteint globalement ce niveau de désobéissance, soit il se désagrège, soit il vit mal (contraint de se reconstituer régulièrement comme à l'école) avec un phénomène de leadership basé sur des contraintes illégitimes imposées par quelques-uns à tous les autres, terreau « idéal » pour le développement de la violence scolaire. |
Niveau 6 | A ce stade, chacun ne veut plus suivre que sa propre voie, ce qui débouche sur d'inévitables conflits entre élèves : les insultes fusent, l'agressivité physique se généralise. Ce niveau de désobéissance conduit peu à peu à une explosion des violences scolaires de toutes natures. La désobéissance à l'égard des adultes, de l'autorité institutionnelle en général, s'accompagne de plus en plus souvent de propos irrespectueux voire injurieux. |
Niveau 7 | La désobéissance devient un mode de vie sans concession. L'enfant ou l'adolescent se sera souvent fait renvoyer de l'école. Il n'hésite pas à agresser violemment d'autres enfants pour des raisons futiles — jusqu'à les blesser avec une arme — voire un adulte qui lui imposerait une contrainte. On le retrouvera beaucoup dans des structures onéreuses (l'indiscipline coûte cher...), entouré d'éducateurs, psychologues et personnels de Justice qui feront rarement des miracles. Sa situation devient critique et il représente un danger sérieux pour les autres. |
Niveau 8 | La désobéissance s'étend à toutes les règles de la vie sociale : tous les verrous moraux, tous les tabous ont sauté. Peut-être n'ont-ils jamais existé. Il n'y a plus d'inhibitions ni d'empathie. C'est le règne des instincts, de l'ego. La violence qui s'en dégage peut comporter des phases très impulsives et très calculées à la fois. Se retrouvent ici les grands criminels. |
Observons d'emblée qu'il y a une grande différence entre chaque niveau
et que d'importantes nuances pourraient s'intercaler entre chacun. Cela signifie aussi que l'on ne passe pas aisément de
l'un à l'autre, que ce soit dans le sens d'une plus grande désobéissance ou dans le sens d'une plus forte obéissance. En
clair, une personne qui aurait par exemple atteint le niveau 6 de désobéissance peut très bien ne jamais trop s'approcher
du niveau 7 mais aura aussi bien du mal à revenir au niveau 5 et une chance infime de réintégrer la sphère de l'obéissance,
ne serait-ce qu'au niveau 4. [Sur un
plan collectif on pourrait même penser qu'il faut au moins vingt ans pour passer globalement d'un niveau à
l'autre.] Il apparaît donc primordial de veiller, dès leur petite enfance, à ce que les
enfants ne se laissent pas happer par le cercle vicieux de la désobéissance « victorieuse », ni
par celui de l'obéissance aveugle, puisqu'une fois pris au piège, c'est
comme pour la drogue : il devient très difficile de réintégrer le champ de la vie sociale apaisée en raison de
la profonde inertie créée par le conditionnement à l'obéissance ou à la désobéissance.
Pour schématiser, à propos d'obéissance, nous sommes tous égaux au départ : nous partons tous du
niveau 4 (le niveau naturel de la petite enfance). Ensuite, les « courbes
» divergent en fonction de l'éducation reçue. Certains enfants d'aujourd'hui
verront leur niveau d'obéissance passer de 4 à 3 (ou 2) tandis que d'autres enfants resteront à 4 et
que d'autres encore deviendront de plus en plus désobéissants (les courbes n'étant jamais totalement
linéaires, notamment avec le passage à
l'adolescence qui voit la désobéissance naturellement augmenter).
Tentons maintenant de décrypter, à l'aide de ce nouvel outil, l'évolution globale de l'élève
occidental sous l'angle de l'obéissance. De façon un peu subjective, forcément approximative, nous pourrions estimer que
sous la Prusse de Bismarck (pour reprendre notre premier exemple) le niveau d'obéissance moyen des élèves devait se situer
entre les niveaux 1 et 2 — disons vers 1,5 — puis que nous avons dû avoisiner le niveau 2 dans
la France des années 1950, le niveau 3 dans la France des années 1970, le niveau 4
dans la France des années 1990, et qu'au final nous nous trouverions aujourd'hui à ce point critique — quelque
part entre le niveau 4 et le niveau 5 de cette échelle de la désobéissance — où globalement, à l'école française,
la désobéissance n'est plus très loin de supplanter l'obéissance.
Au passage, on aura compris que dans un contexte de niveau 1,5 (les écoles prussiennes de la fin du
XIXème s.) Albert Einstein était au niveau 3 : il n'était pas docile mais sa
résistance était non violente. Il ne voulait pas qu'on lui imposât quoi que ce fût mais n'insultait
personne. Et respectait particulièrement les plus humbles (contrairement à l'élève « difficile
» d'aujourd'hui). Enfin, malgré sa propension à se méfier de tous les systèmes en place, il tenta
plusieurs fois d'en faire partie et y parvint d'ailleurs. Ainsi, s'il fut considéré comme indiscipliné
à l'école de Bismarck puis dans les universités européennes du début du XXème
siècle, il ferait partie à notre époque des plus « sages » et obéissants : Einstein était donc
« désobéissant » dans son temps mais serait jugé «
obéissant » dans le nôtre... Nouvelle illustration de la relativité ! Car sa « désobéissance
» à lui, selon notre petite échelle de la désobéissance, était au moins aussi éloignée de la
désobéissance d'aujourd'hui que de la discipline prussienne.
Cette évolution, de plus en plus incontestable dans son orientation générale, n'est pas due au
hasard et il est trop facile de la réduire constamment à une « évolution naturelle » de la société occidentale
sur laquelle personne n'aurait jamais prise. Certes, concernant la première phase évolutive dans la France d'après-guerre
— qui nous fit globalement passer du niveau 2 au niveau 3 d'obéissance — tout le monde
admettra que les évènements de Mai 68 y sont pour quelque chose. Mais l'une des causes majeures de la deuxième
phase évolutive — celle qui nous a fait passer du niveau 3 au niveau 4,5... —
se situe au cœur même des institutions et de l'action politique : il s'agit de cette
litanie des Bulletins Officiels
de l'Education nationale des années 1985 à 2000, toute empreinte d'idéologie anti-sanction, qui a
méthodiquement amoindri l'autorité institutionnelle des professeurs et de l'école en général.
Bien entendu, si le nombre 4,5 est ici avancé, il s'agit-là d'une estimation
moyenne et globale du comportement de l'élève standard dans la France de 2008.
Sur le terrain, quantité d'écoles ont déjà depuis longtemps globalement basculé au niveau 5
(avec certains élèves au niveau 6) et quelques-unes atteignent le niveau 6 (avec certains élèves
à 7, encore qu'à ce niveau-là ils ne restent pas longtemps élèves...).
De manière générale, on assiste donc à une augmentation quasi-continue de la désobéissance ou indiscipline
dans les classes depuis un demi-siècle. Avec les conséquences récentes qui en résultent : augmentation
structurelle de la violence scolaire, échec scolaire de masse, coût de l'école de plus en plus élevé
pour des résultats de plus en plus médiocres... Car ce qui pouvait être très positif au départ —
passer du niveau 2 au niveau 3 d'obéissance — s'est peu à peu transformé en une quête perpétuelle,
aveugle, vers toujours moins d'obéissance. Et comme souvent, nous sommes passés d'un extrême à l'autre.
Or, ce mouvement vers l'accroissement de la désobéissance à l'école perdure.
Jusqu'où ira-t-il ? Eh bien au moins jusqu'à ce que nous revenions sur ces
pires textes
qu'ait commis l'Education nationale et que dénonce Etat de droit depuis longtemps. Faut-il
pour cela attendre le départ à la retraite de la génération des « chercheurs en sciences de l'éducation
» ou autres sociologues totalement opposés à toute idée de sanction à l'école, qui ont pesé lourd dans
les décisions politiques de ces vingt dernières années ? On souhaiterait plutôt que le courage politique abrège
les souffrances de l'école au plus vite (ce qui n'est toujours pas le cas, en l'occurrence, malgré la volonté de
réforme affichée par le pouvoir en place). Car en définitive, outre de créer de la violence et de l'intolérance
dans la société française du futur, la désobéissance ou indiscipline à l'école coûte très cher à
la société française actuelle, qui ne fait d'ailleurs que reporter à nouveau ce poids (de la dette publique)
sur la société française de demain, qui s'en trouvera donc encore plus affaiblie... C'est le
cercle vicieux.
Seule façon d'en sortir : inverser résolument (dans un premier temps) cette tendance lourde à
l'accroissement de la désobéissance à l'école, puis la stabiliser (dans une ou deux décennies)
une fois atteint ce qu'on pourrait appeler le « niveau d'obéissance optimal », ce niveau qui
comporterait le plus d'avantages pour le moins d'inconvénients. Ce qui nous ramène à une dernière question :
quel pourrait donc bien être ce niveau d'obéissance global qui satisfasse au mieux les besoins d'une
société en mouvement ? Question insoluble, dirons certains ! Mais qui obligerait un peu ceux qui
prétendent diriger les sociétés d'aujourd'hui à mieux préciser leur choix de société.
En attendant que chacun veuille bien se prononcer un jour, jetons-nous à l'eau :
pour Etat de droit c'est le niveau 3 d'obéissance qui apparaît le meilleur.
Pourquoi ? Il suffit de procéder par élimination ! On écartera d'emblée les niveaux 6 à 8 de désobéissance
sans avoir à se justifier... On écartera également le niveau 1 d'obéissance qui, s'il peut s'avérer nécessaire
dans le cadre d'activités ponctuelles et très spécialisées, peut aussi
être la marque d'un régime ultra-autoritaire quand il devient un mode de vie permanent et généralisé : le
système nazi — qui devait se rapprocher de ce niveau 1 par intermittence — en est un terrible
exemple ; il ne se limitait pas au seul critère de l'obéissance, mais poussé à son maximum ce critère-là
ne pouvait que favoriser l'émergence des autres.
Le niveau 2 d'obéissance, quoique beaucoup moins dangereux que le niveau 1 et qui renferme un avantage certain
(un seul instituteur pourrait faire la classe à 40 ou 45 élèves, ce qui permettrait de réaliser d'immenses économies),
comporte aussi de vrais inconvénients : l'enfant qui parvient à ce niveau d'obéissance aura pu être (selon sa nature)
soit trop contraint et frustré, soit pas assez encouragé à la réflexion et à l'esprit critique, ce qui peut représenter
un frein à l'épanouissement personnel et déboucher sur un comportement moutonnier où l'esprit grégaire l'emportera
fréquemment sur l'effort de lucidité. Pour Etat de droit, les inconvénients sont donc trop importants.
Inconvénients qui disparaissent au niveau 3 ! Ici la petite insolence n'est pas sévèrement sanctionnée,
la réflexion n'est pas bridée et peut même jouer à plein puisque les règles communes sont respectées dans les
grandes lignes. On ne dépasse pas certaines limites : les petites transgressions sont tolérées du moment
qu'elles ne créent pas de gros dysfonctionnements dans les relations ou le déroulement des activités.
Il en résulte une atmosphère de classe vivante, qu'il faut parfois canaliser — pour mettre les
élèves au travail — mais qui permet ensuite quelques moments de relâchements entre les périodes
de concentration. Il semble donc qu'il y ait là un bon équilibre entre différents objectifs : gérer
un groupe d'élèves, développer en chaque élève des capacités propres, apporter du plaisir.
Avantages qui commencent à disparaître au niveau 4 ! Car ici la gestion du groupe-classe devient plus difficile,
le travail est moins soutenu, la sérénité collective perd du terrain. Dans ce type de contexte, un professeur hésitera
par exemple à plaisanter en classe ou à se laisser aller à quelques guignoleries. Pourquoi ? Parce qu'il aura plus de
mal à « reprendre sa classe » après. Quand l'indiscipline augmente trop, les joyeuses
explosions de rire diminuent. Quant au niveau 5, il transforme généralement les rires en ricanements,
le travail de groupe en rapports de force, le déroulement des activités en protestations...
C'est donc le niveau 3 d'obéissance qui apparaît le plus approprié pour l'école. Dans un cadre encore
plus général — la société — on pourrait presque le qualifier de « conservatisme évolutif » dans
le sens où il permet à la fois d'évoluer (y compris en profondeur) ET
de conserver une cohérence interne (une cohésion sociale) au cours d'un processus maîtrisé
d'adaptation progressive. Quoiqu'il en soit, pour en revenir à l'école, il est maintenant urgent de ramener
le système scolaire français à ce niveau 3 d'obéissance globale, et ce, avant que tout ne nous échappe...
Les propositions de réforme de l'Éducation
nationale d'Etat de droit vont dans ce sens.
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J-Y Willmann © Etat de droit depuis 2006