Etat de droit
Nombreux sont les jugements qui ne sont jamais exécutés en France. Dans ces cas-là,
la Justice est rendue en théorie mais pas en pratique, après souvent de longues années d'attente. Pour l'essentiel, elle
n'est d'ailleurs pas prononcée : les études faites autour du «chiffre noir» de la
délinquance, par exemple, montrent que la plupart des infractions ne sont en réalité jamais portées à la connaissance
de la Justice. Pour une partie, sans doute, en raison de ce qui précède...
Ainsi M. Sébastian Roché, sociologue, révèle-t-il à l'issue d'une sérieuse enquête
— menée entre avril et mai 1999 auprès de 2.288 jeunes de 13 à 19 ans issus de 100
établissements scolaires — que seuls 2 à 5 % des mineurs délinquants
sont présentés à un magistrat après un délit (rapport Schosteck
du 26 juin 2002). En effet, indique le même rapport, il existe de
nombreux «filtres» entre la commission d'une infraction par un mineur et sa mise
en cause. Il faut d'abord que la victime porte plainte, ce qui est loin d'être toujours le cas,
que l'infraction soit signalée au parquet, enfin que le parquet prononce la poursuite de l'infraction et que celle-ci
soit élucidée.
A cela, quel que soit l'âge de l'auteur, il faut ajouter qu'il existe encore de nombreux «filtres» entre sa
mise en cause, déjà difficile à obtenir, et la concrétisation d'une peine proportionnelle à son infraction
(seule à même de soulager les victimes). Pour commencer, il faudrait déjà qu'une peine soit prononcée
ET qu'elle corresponde à peu près à l'acte commis, PUIS qu'elle
soit appliquée ET que cette application
ne soit pas rapidement interrompue pour de multiples raisons... Scénario complet qui relève désormais de
l'exceptionnel, pour ne pas dire de l'impossible.
De fait, en particulier au pénal, cette interminable chaîne de procédures et
d'investigations ne conduit que très rarement à l'application effective, même partielle,
d'une peine un tant soit peu dissuasive ou d'une réparation un tant soit peu complète, et presque jamais à leur
entière application (hormis quelques amendes) : on ne compte plus les sursis avec mise à l'épreuve non effectués
(3 sur 4 !), les remises de peine automatiques, remises pour bonne conduite, remises en fin de peine, confusions
des peines, grâces, amnisties... pour la petite minorité qui n'aura pu échapper totalement à l'impunité ordinaire.
La surmédiatisation du drame d'Outreau nous l'a fait oublier, mais globalement, il y a beaucoup plus de coupables
impunis — avec les risques et injustices que cela représente — que d'innocents en prison. Même si
l'émotion médiatique prend très souvent le pas sur la réalité.
Concrètement, une condamnation financière ne débouche fréquemment sur aucune
indemnisation en direction des victimes. Certains payent leurs amendes ; d'autres jamais. Un adulte qui brûle trois
voitures peut rester libre. Un condamné à dix mois de prison «ferme» peut n'en
faire aucun. Un détenu «à perpétuité» peut ressortir avant vingt ans. Un
multirécidiviste ayant commis plusieurs crimes sera considéré comme n'en ayant commis qu'un seul : les
autres NE COMPTENT PAS. Et s'il est estimé «irresponsable», ses crimes
n'auraient même jamais eu lieu...
A l'école, on apprend que 1+1 = 2 ; mais dans la rue
ou à l'audience, on découvre que 3 (voitures) ou 10 (mois fermes) = 0, que 5 ou 15 (crimes successifs) = 1,
que l'infini = 16 ou 17... La Justice a réinventé l'arithmétique.
Il y a aussi la fameuse prescription : comme si cela n'était pas suffisant de savoir le
coupable impuni pendant des années, les victimes apprendront un jour que sa fuite l'aura définitivement affranchi...
Pour avoir échappé à toutes ses responsabilités, le voilà exempté de toute peine ! La Justice a
réinventé la morale.
Elle nous apprend enfin qu'elle a été «rendue»
même si rien n'est rendu, que l'on «gagne» parfois pour perdre encore plus (en
frais d'huissier) et ne rien obtenir à la fin (cas fréquent). La Justice a réinventé le
vocabulaire.
Tout ce que l'on nous a appris à l'école était donc faux.
Dans l'autre sens, nous le savons, la présomption d'innocence est quotidiennement bafouée
en France, l'institution des juges d'instruction est fondé sur un principe par trop aléatoire (instruire tout seul à
charge et à décharge), vouloir défendre ses droits ou obtenir justice peut coûter très cher, à supposer d'ailleurs
que l'inertie du système ne vous ait pas depuis longtemps découragé... Si les riches ou puissants savent profiter
des méandres procéduraux, le commun des mortels s'y noie.
Enfin, le nombre très insuffisant des places de prison plonge l'institution judiciaire dans
un cruel dilemme : ou bien suivre un tant soit peu le Code pénal, mais en l'état actuel les conditions de surpopulation
carcérale ne peuvent que s'aggraver ; ou bien ne pas le suivre (dans l'esprit), mais les victimes le sont alors deux fois
et leur nombre ne peut que croître. Les juges sont donc réduits à être injustes. Et inefficaces.
C'est non seulement un comble mais également une source de grandes souffrances et de problèmes inextricables pour l'avenir.
Combien d'incohérences, de dysfonctionnements... La liste n'est pas exhaustive : il
y aurait beaucoup à dire sur les délais, le rôle des experts ou prétendus tels, le jeu des accointances à tous les
niveaux, la quasi-impunité de fait de ceux qui parviennent à se glisser dans les hautes sphères dirigeantes (ou à
obtenir un certain pouvoir dans tel ou tel secteur). Simple exemple : plus de vingt ans après l'immense scandale
du sang contaminé, où sont donc les coupables ?... Quelles sont les peines infligées ?... A continuer dans cette
voie, nous risquons le pire qui puisse exister pour un État de droit : que chacun finisse par se faire
justice lui-même.
*
* *
Ainsi notre Justice n'a-t-elle souvent de justice que le nom. Lorsqu'elle s'exprime — pour un
petit pourcentage des infractions — elle est essentiellement virtuelle. Les auteurs
de crimes ou délits en ont pleinement conscience, ce qui n'est guère de nature à les dissuader de recommencer...
Le grand public, lui, ne l'apprend qu'au moment de l'irréparable... Il ne s'agit pas, ici, de mettre en cause
les professionnels de la Justice mais les dispositions légales qu'ils appliquent et
leur manque évident d'infrastructures nécessaires, de moyens matériels et humains.
Aujourd'hui, nous en sommes au moins à une grave crise de confiance ; demain, ce pourrait
bien être une crise institutionnelle généralisée. Les émeutes de novembre 2005 ne seront alors rien en comparaison de ce
qui pourrait arriver : la guerre civile. Quand ? Vers la fin des années 2010 ? Par exemple.
Le temps que le fruit de la discorde soit bien mûr, que la cocotte-minute se mette à trembler... Comme toujours,
il y a fort à parier que nous restions attentistes jusqu'au dernier moment, avant de nous lamenter sur ce
qu'il eût fallu faire.
C'est devenu une habitude en France : depuis les années 1930, nous préférons le
pourrissement des situations aux décisions nécessaires. Nous râlons contre nos élites mais nos élites ne font que
suivre nos propres contradictions. En d'autres termes, nous n'avons pas simplement besoin d'un Winston Churchill :
nous souffrons aussi, nous autres Français, d'idéologies permanentes qui nous empêchent de penser. En attendant,
chaque jour qui passe fissure un peu plus la crédibilité de notre État de droit.
L'alternative fondamentale, finalement, est la suivante (qui peut s'énoncer
de différentes manières) : doit-on braver la loi à chaque fois qu'elle ne nous plaît pas ? Doit-on continuer
de donner la priorité aux intérêts individuels sur l'intérêt collectif ? ...à l'arrangement sur la règle ?
...à l'exception sur le principe ? ...à des minorités (de la France d'en bas ou de la France d'en haut)
sur la majorité ?
Que nous le voulions ou non, il se rapproche le temps où nous aurons, soit à décider une
fermeté institutionnelle plus grande, soit à subir la dictature sous toutes ses formes.
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J-Y Willmann © Etat de droit depuis 2006