Etat de droit
L'étude du 22 décembre 2007
La France est-elle toujours un Etat de droit ? La question revient fréquemment. Peut-être parce que la réponse ne va pas de soi. C'est pourquoi l'on s'attachera ici à nuancer le propos : l'Etat de droit en France est-il plus une réalité qu'une fiction, ou l'inverse ? Quels sont les critères de l'Etat de droit que la France respecte plutôt bien ? Quels sont ceux qu'elle ne respecte guère ? Autant de questions que l'on est en droit de se poser.
Rappelons brièvement, pour commencer, les critères couramment retenus pour définir
l'Etat de droit.
Un Etat de droit, c'est d'abord un Etat qui obéit à des normes juridiques hiérarchisées, à commencer
par le respect des procédures. En France, la hiérarchie des normes suit cet ordre croissant : conventions de droit privé
ou décisions administratives ; règlements (règlements internes, recommandations officielles, circulaires, décrets) ;
lois ; engagements internationaux ; Constitution. Le respect de ce premier critère implique que toute norme juridique
peut être contestée au nom d'une norme juridique supérieure (le Conseil Constitutionnel ayant seul qualité, en France,
pour juger ou non de la constitutionnalité des nouvelles lois).
Par ailleurs, dans l'esprit de beaucoup, un Etat de droit ne doit pas se contenter de respecter la seule logique du droit
mais doit également respecter l'esprit des droits de l'homme. En ce sens, un bon Etat de droit doit
donc respecter la lettre (respect du droit) mais aussi l'esprit (respect de valeurs universellement
ratifiées).
En outre, dans un véritable Etat de droit, l'Etat ne doit pas se contenter de respecter les règles qu'il a lui-même
édictées : il doit également veiller à ce que chaque personne physique ou morale soit à égalité devant
la loi, qu'il s'agisse de défendre ou faire valoir ses droits, de contester une décision ou une norme juridique
(au moyen d'une norme supérieure).
Un Etat de droit, enfin, c'est un Etat qui respecte le principe de séparation des pouvoirs
(et d'équilibre entre eux) : contrôle direct de l'exécutif par le législatif ; liberté de la presse ; Justice
indépendante, contradictoire, impartiale, effective, qui instruit, prononce et fait exécuter ses décisions
dans des délais raisonnables.
C'est l'ensemble de ces critères qui doivent être réunis pour que l'on puisse décemment parler d'Etat de droit.
Voyons maintenant en quoi la France d'aujourd'hui respecte ou non ces critères.
De manière générale, l'Etat français semble respecter plutôt bien le premier critère de la hiérarchie des règles de droit.
Il n'est en effet pas rare de voir le Conseil constitutionnel invalider un projet gouvernemental. A un niveau moindre,
notre culture juridique est suffisamment ancrée à présent pour que d'éventuels problèmes de conflits en droit soient,
pour l'essentiel, réglés en amont : plutôt que risquer d'intempestifs désaveux judiciaires, les cabinets ministériels
sauront généralement déterminer si telle ou telle mesure peut passer en l'état par décret (par exemple) ou s'il faut
en passer par une loi, voire par une révision constitutionnelle.
Sur le deuxième critère — du respect des droits de l'homme et des valeurs universelles — la situation
en France, malgré les protestations habituelles, n'est sans doute pas la plus catastrophique du monde. Sinon, plus
personne ne viendrait s'y réfugier ! Pour autant, il ne faudrait pas passer sous silence les
insuffisances et imperfections de notre démocratie — le pire système à l'exception de tous les autres
— comme le problème récurrent de la surpopulation carcérale en France et les désastreuses conséquences qui en
découlent au niveau des conditions de détention.
C'est sur la base de ce premier exemple que notre Etat de droit à la française commence à se fissurer. En effet,
ce type de problème, on le comprendra aisément, est de nature à inciter les magistrats à supprimer au maximum
les peines d'emprisonnement pour délit. Or, dans un Etat de droit, il est tout à fait anormal qu'une décision
de justice soit motivée non par la nature des faits commis mais par une insuffisance d'infrastructure...
A vrai dire, la Justice française, notamment en sa chaîne pénale, concentre à elle seule la plupart des atteintes
aux critères d'un Etat de droit digne de ce nom. C'est donc surtout de ce côté-là qu'il faut chercher, si l'on
veut faire la part des choses entre fiction et réalité de l'Etat de droit en France.
A cet égard, l'un des aspects les plus préoccupants est le fait que
notre Justice française est essentiellement virtuelle.
Cela a déjà été beaucoup dit sur ce site : de nombreuses décisions de justice ne sont pas exécutées et de
nombreuses infractions — en nombre encore beaucoup plus grand — ne sont pas jugées ni même
comptabilisées, notamment en raison d'un manque chronique de moyens matériels et humains, mais aussi
en raison d'une volonté des détenteurs de pouvoir à tout niveau (politique, judiciaire, éducatif...)
qui tend depuis des années à restreindre au maximum la portée des sanctions ou des peines en France.
Reprenons simplement le problème du manque de places de prison. On voit bien l'idéologie qui en est à l'origine :
arrêtons de mettre les gens en prison ! Mais comme notre Code pénal dit souvent l'inverse, que faut-il
faire ? Brûler le Code pénal ? Convenons alors que l'Etat de droit en France ne serait bientôt plus qu'un lointain
souvenir, chacun ayant le droit de supprimer tous les droits de son voisin à tout moment... Garder le Code pénal sans
l'appliquer ? Cela reviendrait au même. (Et c'est un peu vers quoi nous tendons actuellement !) Réécrire le Code pénal
dans le sens d'une beaucoup plus grande indulgence ? A ce moment-là il faut le dire et l'assumer politiquement ! Mais il
n'y a rien de pire que de tirer à hue et à dia, en faisant croire aux Français que les sanctions
seraient de plus en plus sévères alors que l'insuffisance de nos équipements rendent cette sévérité impossible à
réaliser... Les vertus de la «Com», tôt ou tard, atteindront leurs limites.
Car à dire d'abord ce délinquant doit aller un an en prison PUIS ce n'est pas possible par
manque de place, on ne répond plus du tout à au moins deux critères essentiels de l'Etat de droit :
l'effectivité de la Justice publique et l'égalité des sujets de droit (puisqu'une
même condamnation sera plus ou moins bien appliquée en fonction de la période de l'année et du niveau de carence local
de l'institution judiciaire). Avec pour conséquences : des victimes qui voient souvent l'auteur de leurs souffrances
n'être pas ou très peu puni, une Justice qui perd en équité et en crédibilité, un Etat qui s'affaiblit...
Et il y aurait encore tant à dire sur les délais qui s'allongent
sans cesse, sur la confusion des peines, sur la
prescription, sur
l'aménagement et les remises de peines,
ou encore le détournement des
principes du droit français à l'Education nationale !
Or, que se passe-t-il quand le droit n'est plus connecté à la vie réelle et que l'Etat est de moins en moins respecté
car de moins en moins respectable ? Eh bien ce sont deux des principaux pans de l'Etat de droit qui s'écroulent...
Par ailleurs, d'autres facteurs plus récents tendent à fragiliser encore cet Etat de droit. Tout d'abord, la
proximité actuelle entre le pouvoir exécutif et les détenteurs des grands médias français : c'est ici la liberté de la
presse qui s'en trouve menacée. Ensuite, nous le constatons année après année, sur le plan du droit, des
droits, de la Justice, de la diligence des institutions pour mener à bien tel ou tel dossier, les Français ne
sont pas tout à fait traités de la même manière selon qu'ils sont puissants ou pas...
La réalité n'est d'ailleurs pas aussi simple qu'il y paraît. Dans l'un de ses ouvrages (Notre affaire à tous, éditions
des Arènes, 2000) l'ancienne juge d'instruction Eva Joly, citant Fernand Braudel, souligne que les couches en marge de
la société ainsi que les élites n'obéissent pas à la loi, contrairement à la majorité des citoyens ordinaires.
Cela confirme au moins une chose, de plus en plus ressentie par les intéressés : cet effritement alarmant de
l'Etat de droit en France nuit tout particulièrement aux classes moyennes de la société française,
qui ne jouissent ni des passe-droits de la France d'en haut, ni des passe-droits d'une certaine France à la marge.
En réponse à la question — l'Etat de droit en France est-il plus une réalité qu'une fiction, ou l'inverse ? — force est de constater que la part de fiction est à la fois importante et en augmentation. Sans céder au catastrophisme, il apparaît ainsi que cet Etat de droit qui nous est cher est aujourd'hui en danger.
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J-Y Willmann © Etat de droit depuis 2006